Je suis un homme sérieux. Très sérieux. Je fronce le sourcil à la moindre farce. J’entretiens de mauvais sentiments contre les bons mots. Si mes invités doivent faire de l’esprit, je préfère qu’ils le réservent pour l’escalier qui mène hors de chez moi. Et quand arrive avril, je retire (brièvement) le poisson du menu de Chez Pechorin. En tant qu’homme sérieux, je me pose des questions sérieuses. D’où venons-nous? Où allons-nous? Est-ce que c’est déductible d’impôts? Mais aussi, quand le temps le permet, je me demande: quel est le sens des plans fixes montrant des vases que Yasujiro Ozu utilise dans Printemps tardif?
Pour Paul Schrader, ces plans sont représentatifs d’un “style transcendantal”. Ce style va selon sa théorie stimuler la réflexion du spectateur au moyen de l’ennui, généralement en présentant des plans trop longs, ici en insérant des plans d’objets inanimés. La plupart des films, étrangers à ce style, vont plutôt chercher à maintenir l’intérêt du spectateur par le dynamisme des événements, du montage, ou de n’importe quel autre artifice à la disposition du réalisateur. Je ne crois pas qu’il a tout faux, mais il crée un échafaudage théorique superflu quand la réponse est dans le montage.
Dans son livre To the Distant Observer, Noël Burch appelle ces plans pillow shots, faisant référence aux pillow words, genre de coussin rhétorique sur lequel un nom ou un verbe repose dans la poésie japonaise, qui est difficile à traduire parce que plus ou moins “inutile”, ou parce que son sens est incertain. Ils ont l’effet de mettre l’humain en périphérie de la scène, de le “décentrer”, un effet dont l’importance m’échappe, mais qui intéressera peut-être le lecteur. Encore une fois, beaucoup de théorie, quand l’analyse du film et un peu de recherche auraient suffi.
Pour un survol de quelques autres théories et des liens vers des articles qui contiennent, je le suppose, les détails de chacune d’elles, la vidéo suivante semble être offerte comme référence dans tous les articles générés par l’intelligence artificielle qui polluent les quinze premières pages de résultats quand on cherche “Ozu vase” sur le panoptique. Elle n’est pas trop mal.
Venons-en maintenant à l’essentiel. Le secret des trois plans, que j’ai représentés plus haut par trois images dont la séquence imite leur position dans le temps, est dévoilé, je crois, dans les deux plans qui les suivent.
Ces deux plans nous montrent des images d’une similarité frappante. Un sol marqué de sillons qui vont du bas à gauche vers le haut à droite, dans le premier cas, un tatami, dans le second, du sable râtelé par des moines. Des lieux limités par des murs dont l’intersection forme un coin visible à gauche dans chaque image. Et trois formes qui s’élèvent au-dessus de sols sans dénivellation. Ce qu’Ozu nous dit avec cette juxtaposition, c’est que la scène de l’auberge doit être observée comme on observerait un jardin sec.
Mais pas n’importe quel jardin sec: celui de Ryōan-ji, où la scène débutant par le deuxième plan se déroule. Le livre de Burch mentionné plus haut nous révèle (page 160, note 6) ce détail intéressant à propos du jardin: il est fait de telle façon qu’en aucun point de la terrasse, toutes les pierres qu’il héberge ne sont visibles au même moment. Il est fait ainsi parce que la mémoire et l’imagination doivent participer à la perception.
Nous pouvons, avec cette interprétation en main, revenir aux trois plans initiaux. Le plan du vase nous rappelle, par analogie au jardin sec de Ryōan-ji, que des éléments essentiels de la scène de l’auberge ne sont pas visibles, qu’il faut les fournir, en tant que spectateur, en puisant dans les souvenirs que nous avons non seulement des scènes précédentes du film, mais aussi de nos propres vies. Il faut imaginer les raisons qui font perdre son sourire à Noriko, la femme que nous voyons allongée aux côtés de son père d’abord somnolent puis endormi.
Ce travail, proche de la méditation, ne peut être accompli que par une seule personne et n’est valide que pour elle seule. Je ne peux pas méditer pour vous et vous épargnerai donc mes théories, comme j’aurais souhaité que d’autres m’épargnent les leurs.