Pour une raison qui m’échappe, j’essaie périodiquement de cesser d’aimer les films de Woody Allen. Est-ce une réaction auto-immune qui se produit dans l’homme contre ce qu’il y reste de l’adolescent? Lorsque j’étais jeune, j’ai en effet regardé avec beaucoup de plaisir tous ceux des films d’Allen que j’ai pu trouver en vidéo ou au hasard des diffusions, et j’ai lu goulûment tous ceux de ses livres qu’un de mes oncles a bien voulu me prêter. Peut-être est-ce une réaction épidermique contre le respect qu’il semble toujours inspirer malgré ses (nombreux) navets. Peut-être est-ce plutôt une tentative de trouver quelque chose qui me rapproche d’Orson Welles, ne serait-ce qu’un dégoût partagé. Mais il faut faire attention à ne pas imiter le docteur du Châtiment de l’orgueil et perdre la raison en cherchant à se hisser, par la critique, au-dessus des grands: ses échecs ne font pas de lui un minable. Si Woody Allen m’irrite souvent, il me plaît parfois, et c’est une chose assez rare pour mériter mon estime éternelle et mon attention ponctuelle.
C’est presque par hasard (ça tombe bien) que j’ai choisi Match Point pour mettre à l’épreuve le nouveau lecteur Blu-Ray que je me suis procuré par crainte de voir disparaître de la terre tous les films que j’aime, les nuages finissant tous par se dissiper. Bien que j’aie eu beaucoup de plaisir à le revoir, la première scène du film présentant Chris, le personnage principal, est une bonne indication de ce qui va trop souvent suivre au long du film: une copie écornée de Crime et châtiment avec le guide de lecture en prime.
Allen a cette ambition du dropout de faire valoir ses aptitudes intellectuelles, quand il gagnerait à mettre en valeur ce qu’il maîtrise réellement: la mise en scène de la lutte que se font des désirs contradictoires au sein d’un homme et la révélation finale, par l’épreuve, de celui qu’il est vraiment.
Qui est Chris Wilton? Selon ce que j’ai pu tirer des références semées à tout vent, généreusement arrosées, et bien fleuries d’Allen, il serait un Raskolnikov de luxe, ancien tennisman professionnel plutôt qu’avocat raté comme l’était l’original et qui a quitté son Irlande natale pour enseigner son art à des aristocrates Potemkine de Londres. Allen nage en effet en surface de la haute société britannique comme il le fait dans la grande littérature.
Avait-il besoin de faire dire à Alec, qui sera bientôt le beau-père de Chris, qu’il a eu une très bonne discussion avec lui à propos de Dostoïevski? Cette façon de rapporter leur conversation indirectement ne nous renseigne en rien, sert seulement à mettre le nom de l’auteur dans la tête du spectateur, comme si un chef me servait sa version de la soupe V.G.E. garnie des mots “Paul Bocuse” écrits en nouilles.
Avait-il aussi besoin de nous faire entendre les arias les plus sentimentaux des opéras les plus connus à tout moment? Una furtiva lagrima, Je crois entendre encore, O figli, o figli miei. Trop d’émotion tue l’émotion.
Qui est Chris Wilton, vraiment? D’après ce qu’Allen nous montre de lui, c’est un homme aux désirs incertains, compétitif en toutes choses, au point qu’il veuille d’une part vaincre l’ordre social en mariant la fille d’un homme (très) riche et d’autre part s’offrir une aventure avec la plus belle femme qu’il ait jamais rencontrée.
C’est un homme dont les actions seraient condamnées par la convention de Genève s’il les avait posées à la guerre. En effet, de prétendre qu’il a laissé sa femme à Nola, sa maîtresse, pour créer l’occasion de l’assassiner était un acte de perfidie d’une bassesse rare et je suis toujours bouleversé quand je pense à la joie qui a dû la transporter au long du trajet qui l’a menée de la boutique où elle travaillait quand elle a appris la “bonne” nouvelle jusqu’à la tombe.
Woody Allen aura réussi, avec Match Point, à faire un bon film malgré des dialogues fades, une chimie inexistante entre Scarlett Johansson et Jonathan Rhys Meyers, un exhibitionnisme intellectuel approchant l’indécent, une caractérisation caricaturale du milieu où se déroule l’action du film et une musique envahissante. Comme quoi, quand ses personnages ont des désirs crédibles et agissent de façon conséquente à ceux-ci, tous les défauts d’un film peuvent être rachetés.