Le dîner de cons
Si l'American Film Institute affirme que la plus fameuse des répliques de l'histoire du cinéma nous vient de Rhett Butler qui a dit, dans Autant en emporte le vent : « Frankly, my dear, I don't give a damn », les cinéphiles ont tous un florilège personnel de ces phrases cultes qui peuvent sans fin leur faire revivre une émotion précise, inchangée par le passage du temps ou par l'expérience, et qui vaut bien les élucubrations des experts. Il est une phrase qui, plus que toute autre, suscite chez moi une excitation que rien ne peut calmer, si ce n'est de m’asseoir 75 petites minutes pour regarder en entier le film dont elle est tirée. Cette phrase est dite par un personnage qu'on ne voit d'ailleurs que dans les premières minutes du film, comme s'il n'existait que pour elle. « Un champion du monde. »
Le dîner de cons a 25 ans. Un peu plus si on compte sa vie antérieure de pièce de théâtre. A-t-il survécu à l'épreuve du temps? Le temps ne fait rien à l'affaire : quand on est drôle, on est drôle. Mais, puisque j'entreprends ici d'en faire une critique, on doit se demander : comment peut-on critiquer une comédie? Certainement pas en expliquant les gags, qui tendent à disparaître au moment de l'explication, mais plutôt en parlant des traits qu'ils grossissent, et de ce qui survit à la caricature. Si d'une part ces traits sont justes, l'humour porte un dur coup à celui qui s'en découvre possesseur au visionnement, et si d'autre part quelque chose d'humain survit au ridicule, c'est le plus fondamental de l'humanité.
Rappelons les faits pour ceux qui n'ont pas eu assez des 25 dernières années pour voir autre chose que des films de Marvel (on leur pardonne, 25 ans est la durée approximative de ces films mis bout à bout) : François Pignon est employé au ministère des Finances de France. Pierre Brochant est directeur d'une maison d'édition de Paris et il participe chaque mercredi à un dîner, qualifié très justement de sinistre par sa femme Christine, où chaque invité doit inviter à son tour un con pour le divertissement des autres participants. François y est invité par Pierre par l'entremise de Jean Cordier, ami de ce dernier (« Non, Pierre, pas papa », une deuxième phrase culte venant d'un personnage qui doit avoir tout au plus une dizaine de répliques), qui a eu le malheur d'endurer les maquettes de Pignon le temps d'un trajet de TGV.
C'est que Pignon est architecte d'autre chose que de son propre malheur. Il crée, à l'aide d'allumettes et de tubes de colle (37!), des maquettes à l'échelle des grands ouvrages du génie français : pont de Tancarville, Concorde, sans oublier, bien sûr, la tour Eiffel, visible depuis la porte du balcon de l'appartement de Pierre où l'essentiel de l'action du film se déroule.
Deux groupes s'affrontent tout au long du film, dont un seul connaît l'existence du conflit qui les oppose : les cons, et ceux qui les invitent à dîner. Brochant est bien au courant d'être enrôlé dans une guerre unilatérale et nous le dit clairement : jamais un con n'a su pourquoi il a été invité. De quoi sont composés ces groupes? D'une part, les cons sont commis dans des banques, employés au ministère des Finances, amateurs de blazers aux couleurs criardes ou de costumes trois pièces démodés, mais avant tout ce sont des hommes qui ont des loisirs hors du commun. D'autre part, ceux qui les invitent à dîner sont directeurs, jouent au golf, ont des maîtresses et vivent dans de grands appartements vulnérables aux contrôles fiscaux. Et bien entendu, ils organisent des dîners où ceux qui sont imperméables aux règles du bon goût se font sans le vouloir les têtes de turcs de ceux qui ne connaissent rien d'autre.
Ils ont toutefois besoin les uns des autres. Pignon a besoin d'un interlocuteur, superficiellement pour discuter de ses constructions, mais plus profondément parce qu'il a été blessé de façon mortelle (« [Je] sais qu'on peut mourir d'amour », dira-t-il à Christine dans une scène particulièrement émouvante). Brochant parce qu'il marche dans les pas d'un con sans le savoir et n'a aucun repères. C'est le commerce inattendu de ces deux hommes que tout sépare en apparence qui nous touche. C'est aussi la façon dont les accidents et les maladresses peuvent réparer les accidents, les maladresses et mêmes les méchancetés passées d'une façon quasiment miraculeuse. Jamais Brochant n'aurait appelé son vieil ami Juste si la nécessité et Pignon ne s'étaient occupés de la situation.
Je me rends compte que rien ne laisse croire jusqu'à maintenant que je décris une comédie. Peut-être est-ce là même la marque d'une grande comédie. Bien entendu, j'ai ri tout au long du film : comment faire autrement quand on a la bouille de Jacques Villeret, avec son regard qu'il sait vider de toute compréhension sur commande, qui occupe les trois quarts de l'écran pendant les trois quarts du film? Et comment ne pourrait-on pas se réjouir de voir les plans du méprisant Brochant, joué avec brio par Thierry Lhermitte, s'écrouler, entraînant avec eux le contrôle qu'il croyait avoir sur sa vie?
C'est que la bouffonnerie de Pignon ne sert qu'à préparer le retournement qui s'opère quand il parle à Marlène (la maîtresse réputée nymphomane de Brochant) au téléphone pour la seconde fois. Un acteur dramatique aurait eu beaucoup de difficulté à montrer avec tant d'économie et de justesse la profondeur de la blessure que Pignon a subie en apprenant la raison pour laquelle on l'invitait à souper. Son visage n'a qu'une expression tout au long du film : bouche bée. Pourtant, il sait très bien nous faire comprendre que la raison profonde de cette expression a changé suite à cette discussion : si au départ, il l'affichait par bêtise, il le fait dorénavant par incrédulité.
Pour ce qui est de Pierre, on réagit a ses malheurs de la même façon que son vieil ami Juste: si nous croyions au départ que nous aurions du plaisir à le voir souffrir, et ne mentons pas, nous en avons quand même un peu, on est surtout triste parce que, comme lui, on se met soi-même dans les situations qui nous blessent le plus fortement.
Mais Veber n'a pas dit son dernier mot, il prépare un dernier retournement, qui neutralisera partiellement la lecture mélodramatique qu'on pourrait faire du film. Il vous faudra le louer pour voir de quoi je parle, mais voici ce qu'on peut en dire : ce qui fait la grandeur de l'humour, c'est de nous rappeler que le con est un homme. Ce qui fait le génie de Francis Veber, c'est de nous rappeler, au dernier moment, que l'homme est un con.